Tixu reprit connaissance nu et entièrement immergé dans une eau glacée et fortement salée. Malgré l'effet corrigé Gloson — mal de crâne et sensation d'être à côté de son corps —, il eut le réflexe de pousser sur ses bras et ses jambes pour remonter à la surface et chercher l'air que réclamaient ses poumons.

Ses yeux se voilèrent de rouge. Il eut l'impression que sa poitrine oppressée était sur Le point d'exploser. Il crut alors qu'il n'atteindrait jamais la surface, qu'il allait mourir noyé, que cette immense masse liquide constituerait désormais son tombeau... une tombe tristement anonyme. Puis, à demi inconscient, il jaillit enfin hors des flots, inspira goulûment de grandes bouffées d'air fouettées d'embruns et continua de s'agiter de manière désordonnée entre les dunes fuyantes et ourlées d'écume.

Le vieux déremat de Géofo Anidoll l'avait expédié en plein milieu de l'océan selpidien qui recouvrait plus des neuf dixièmes de la planète. Comme il ne disposait d'aucun point de repère sur cette infinité grise et moutonnante — le ciel lui-même, chargé de nuages noirs et bas qui occultaient les astres, ne lui fournissait aucune indication —, il ignorait totalement à quelle distance il se trouvait du continent d'Albar. Il pouvait fort bien en être éloigné de plusieurs milliers de kilomètres.

Il nagea donc au hasard, autant pour activer la circulation sanguine dans ses membres lentement gagnés par l'engourdissement que pour avancer. Il cracha sans répit une eau saumâtre que les hautes vagues s'ingéniaient à lui faire ingurgiter. Il n'avait pas le temps de mettre de l'ordre dans ses idées. Il lui fallait d'abord songer à survivre dans ce désert aquatique et cette tâche mobilisait toute son énergie. Les courants rendaient sa progression dérisoire, pour ne pas dire nulle.

Il lutta ainsi jusqu'à la tombée de la nuit. Il traversa des phases de désespoir intense pendant lesquelles la tentation de renoncer devenait très forte. Cet obscur et inégal combat contre l'océan était absurde. Son corps endolori, exténué, l'implora de capituler, d'abandonner, de goûter enfin le repos. Les profondeurs l'attiraient, l'appelaient avec insistance, le murmure des vagues et du vent résonnait comme une promesse de délivrance, comme le chant ensorcelant d'une sirène des légendes. Mais son farouche instinct de survie prenait le relais de sa volonté défaillante et le poussait à continuer. Il croyait encore entendre les paroles de Stanislav Nolustrist, le berger de Marquinat : Vous devez faire preuve d'un grand désir de vie... Un grand désir de vie... Chaque mouvement de ses épaules et de ses bras lourds était un supplice mais l'image d'Aphykit l'aidait à repousser sans cesse l'échéance fatale. Il avait l'impression de remuer des tonnes et des tonnes d'eau, le froid et l'alcalinité délétère agressaient sa peau en proie à d'atroces démangeaisons... Il se demanda à plusieurs reprises comment il faisait pour tenir le coup.

La nuit ensevelit peu à peu les flots dans les replis de son ténébreux manteau. Un vent violent, sifflant, se leva et s'engouffra avec rapacité dans le creux des vagues. Elles se dressaient comme des serpents géants et furieux et s'écrasaient en gerbes livides d'écume moussue qui léchaient les franges des puissants remous.

Submergé, frigorifié, respirant davantage d'eau que d'air, Tixu se dit que sa dernière heure était arrivée. Dans un ultime sursaut de lucidité, il sollicita l'assistance de l'antra. Il se rendit alors compte que la force dynamique du son de vie lui avait insufflé de l'énergie chaque fois que le besoin s'en était fait sentir, en particulier pendant ses nombreuses périodes d'abattement. C'était grâce à l'antra qu'il était parvenu, lui, le piètre nageur, le pauvre mortel, à ne pas sombrer, à ne pas mourir d'hypothermie. Tixu ne s'en était pas aperçu mais le son avait œuvré depuis le début au maximum de ce que pouvait tolérer son esprit, jusqu'à ce que sa puissance infinie se heurte aux murs étroits de la prison de son mental.

L'Orangien, démoralisé par cette constatation, se résigna à lâcher prise, à céder à l'envoûtante supplique des profondeurs océanes. Avec un immense soulagement il cessa de remuer bras et jambes devenus gourds à force d'être fouettés par les cinglantes lanières des vagues déchaînées. Puis il se laissa peu à peu glisser à la verticale dans le sein froid et silencieux de l'océan. Il ne reverrait jamais Aphykit, il ne la connaîtrait pas, elle vivrait sans lui... L'eau est calme, comme une mère accueillante... comme une promesse de bien-être... Depuis combien de temps coule-t-il comme une pierre dans son ventre infini ? Il ne sait pas, le temps n'a plus d'importance... Plus rien n'a d'importance...

Il fut soudain happé par un gigantesque tourbillon. Ses pieds rencontrèrent quelque chose de dur et de mobile. Avant que l'Orangien n'ait eu le temps de comprendre ce qui lui arrivait, il fut brusquement propulsé vers la surface. Déséquilibré, au seuil de l'évanouissement, il sentit quelque chose de souple près de son épaule, lança son bras à l'aveuglette et parvint à s'agripper à ce qui ressemblait à une excroissance cartilagineuse. La pression de l'eau tourbillonnante le contraignit une première fois à lâcher prise, mais il se récupéra à une autre excroissance et s'y riva aussi fermement que possible. Il avait la fugitive sensation de se retrouver sur une terre qui se gondolait, qui se soulevait. Il commençait à manquer d'air. Des tentacules d'eau furetaient dans ses narines, dans sa gorge, dans sa trachée-artère.

Il déboucha soudain à l'air libre. La terre mouvante se stabilisa à la surface de l'océan. Des paquets d'eau déferlèrent sur le naufragé, complètement recroquevillé autour de l'excroissance, toussant, crachant, essayant tant bien que mal de reprendre son souffle.

Il n'était pas sur une terre mais sur la gigantesque échine noire et luisante d'un monstre marin. D'innombrables jets rectilignes fusaient d'une multitude de trous ronds qui criblaient sa peau épaisse. A l'avant, au-dessus de son énorme front, une rangée de cornes décroissantes, effilées et blanches, fendait avec vigueur les lames tumultueuses qui retombaient de chaque côté de sa tête aplatie, écrasée. Sur ses flancs rebondis, des nageoires translucides à l'envergure phénoménale fouettaient l'océan avec virulence et soulevaient à chaque battement de titanesques gerbes d'eau qui éclataient en myriades de gouttes éphémères. Sa longue queue terminée en fourche apparaissait et disparaissait au gré de ses ondulations entre les murailles précaires des vagues.

Le monstre se maintint en surface et traça un sillage rectiligne, impavide, dans une allure régulière qui était comme un défi lancé à la mer et au vent en furie. Allongé de tout son long sur son échine, accroché au cartilage à la fois souple et robuste, Tixu récupéra peu à peu quelques forces entre deux paquets de mer qui le submergeaient entièrement. Sa peau était une couverture irritante de glace et de sel, et il ne parvenait pas à se réchauffer. Le monstre marin s'éloigna de la tempête et se dirigea vers des zones plus calmes, là où le vent furibond se transformait en brise, où les vagues n'enjambaient plus son dos démesuré et clapotaient doucement contre son flanc.

Grelottant, bercé par le ressac, terrassé par la fatigue, Tixu ne chercha même pas à se demander pourquoi ni comment ce monstre était venu le repêcher dans la tempête. Il finit par s'allonger sur l'épiderme noir, rugueux et flexible, et s'assoupit. Il se réveilla en sursaut à plusieurs reprises et constata, au travers de ses cils empoissés de sel, que le monstre poursuivait tranquillement sa progression. La rangée de cornes fendait la nuit et la mer étale comme la proue d'un navire. L'Orangien resta un long moment suspendu entre rêve et réalité, entre ciel et eau, puis se rendormit.

La froidure mordante de la nuit le tira une nouvelle fois de son sommeil agité. Il se recroquevilla sur lui-même pour tenter de récupérer un peu de sa chaleur corporelle, mais son cou, ses épaules, son dos, ses fesses et ses jambes offraient de nombreuses prises à l'air glacé. En séchant, le sel le démangeait, le tiraillait, des milliers de petits dards acides furetaient dans ses pores, dans ses cheveux.

Alors, comme s'il avait deviné le tourment de l'homme qu'il transportait, le monstre cracha des jets de liquide fumant par les évents de son échine. Une pluie visqueuse et chaude tomba sur Tixu qui fut bientôt enveloppé d'une épaisse couverture élastique, d'une gangue molle qui l'isola totalement du froid.

L'aube entonnait les premières notes de son chant de lumière à l'horizon. Un vacarme assourdissant réveilla l'Orangien. De grands squales verts et agressifs se dressaient sur leur queue, s'arrachaient avec une surprenante légèreté à l'océan et sautaient au-dessus du monstre en poussant des cris rauques. Il se rendit compte que la proie qu'ils convoitaient, c'était lui. Cœur battant, il se redressa et se plaqua contre l'excroissance cartilagineuse. Les prédateurs marins, d'abord intimidés par la masse du monstre, devenaient de plus en plus audacieux. Leurs ailerons verts frôlaient les flancs et la queue noire, leurs puissantes nageoires caudales provoquaient de furieux remous. L'un d'eux jaillit brusquement des flots et bondit en direction de Tixu. Il entrevit le ventre blanc du squale, sa mâchoire ouverte sur une triple rangée de dents aiguisées. Il se baissa machinalement, entendit un claquement sinistre à proximité de sa tête, puis un choc sourd, un crissement feutré, une sorte de ululement... Il tourna la tête et aperçut alors une forêt de longues épines érectiles et cartilagineuses, d'une hauteur de deux mètres, dressées sur l'échiné du monstre ; le squale s'y était empalé. Transpercé de part en part, perdant son sang en abondance, le prédateur marin tentait encore de se dégager de ces pieux acérés en donnant de violents coups de tête et de queue. Il cessa bientôt de remuer. Les épines se rétractèrent dans les évents et son cadavre, enfin libéré, glissa lentement sur la peau noire empoissée de sang. Dès qu'il retomba dans l'eau, ses congénères affolés par l'odeur et la vue du sang se ruèrent sur lui pour la curée.

Tixu admira le magnifique spectacle de l'océan des Fées d'Albar se vêtant de l'habit de lumière tissé par les doigts délicats de l'aurore. Les flots ondulaient souplement sous l'effet d'une légère houle. L'antra était parti se réfugier dans le cœur de sa citadelle de silence. L'Orangien ressentait maintenant, presque physiquement, la présence d'Aphykit. Il était désormais sur la même planète qu'elle et, par la grâce de ce curieux mammifère marin dont il n'apercevait que l'échiné, il était vivant... Affamé, fatigué, pétrifié par le sel et la substance solidifiée du monstre, mais bel et bien vivant !

L'image de la Syracusaine brisa en partie la monotonie de la journée au cours de laquelle, infatigable, le monstre continua de tracer son chemin rectiligne. Tixu se demanda où voulait l'emmener son sauveteur. De toute façon, il n'avait guère d'autre choix que de lui faire confiance et il présumait que, s'il l'avait tiré des flots déchaînés, ce n'était pas pour l'abandonner quelques milliers de kilomètres plus loin. Cet animal semblait doué d'intelligence et savait apparemment ce qu'il faisait. Le ciel se couvrit peu à peu de nuages bas et gris gonflés à crever. Un silence majestueux régnait sur l'océan à peine égratigné par le clapotis des vaguelettes et le mouvement des nageoires du monstre.

Tixu entendit soudain les piaillements aigus d'une nuée de mouettes jaunes. Elles épiaient les bancs de poissons volants qui effleuraient les crêtes des moutons d'écume et capturaient avec adresse les plus étourdis à l'issue d'impressionnants piqués. L'Orangien s'attendit à discerner les côtes du continent d'Albar, mais l'horizon était toujours aussi sombre, plat et gris. Il se coucha en chien de fusil autour de l'excroissance cartilagineuse et s'assoupit.

Le monstre se laissa subitement couler en douceur, sans générer les tourbillons que sa masse imposante avait l'habitude d'abandonner derrière elle. L'immersion brutale dans l'eau froide saisit Tixu qui perdit le contact avec la peau du grand mammifère. Tout en nageant sans conviction, il chercha à comprendre pourquoi son sauveteur s'était ainsi débarrassé de lui. Il n'y avait pas de terre en vue, rien d'autre que l'étendue infinie de l'océan. La gangue solidifiée de la substance interne du mammifère géant se dissolvait. Privés de protection, ses membres furent rapidement gagnés par l'hypothermie. La tentation de renoncer se fit pressante. Il nageait, certes, mais sans conviction. Il n'envisageait pas de se battre comme il l'avait fait quelques heures plus tôt. Il avait épuisé ses réserves de volonté, n'avait plus envie de faire violence à son corps. Les pores de sa peau étaient des blessures écorchées, avivées par le sel. Les mouettes jaunes formaient un nuage safran qui bruissait au-dessus de sa tête.

C'est alors qu'il aperçut la coque ronde et transparente d'une aquasphère de pêche. Il discerna également la silhouette rouille du pêcheur qui se découpait à contre-jour sur les parois convexes et brillantes. L'homme était penché sur le gouvernail intérieur. Tixu voulut crier mais l'eau saumâtre d'une vague molle lui emplit entièrement la bouche. Il leva les bras au ciel pour attirer l'attention du pêcheur mais cette manœuvre ne réussit qu'à le faire suffoquer un peu plus. Il dut puiser dans ce qui lui restait d'énergie pour se dégager de la terrible étreinte des flots. L'aquasphère avançait vers lui, précédée du ronronnement de son moteur colporté par la brise océane. Il crut que l'embarcation, bulle de trois mètres de diamètre entourée d'un bouclier magnétique de protection et d'équilibrage, allait passer à côté de lui sans s'arrêter.

Elle s'immobilisa à une dizaine de mètres, moteur coupé. Une écoutille ronde latérale coulissa sur la partie la plus rebondie de la coque. Une bouée à guidage et traction automatiques en jaillit, amerrit près de Tixu et, en un éclair, enroula ses anneaux flottants autour de son torse. Dès que la clé d'amarrage se fut glissée dans son pêne, elle tracta le naufragé vers l'aquasphère tout en le maintenant soigneusement hors de l'eau. Puis, une fois arrivée au pied de l'embarcation, elle hissa l'Orangien comme un pantin ruisselant et désarticulé, s'éleva jusqu'à hauteur de l'écoutille et le déposa sans ménagement sur le plancher mobile intérieur.

Le pêcheur jeta une couverture-eau chaude sur Tixu.

« Ne cherchez pas à vous relever ! dit une voix nasillarde dans un nafle chantant. Reposez-vous. La couverture va vous remettre sur pied : elle est munie d'un diffuseur d'essence de plantes régénérantes dont les fées nous ont fait l'inestimable don... »

Tremblant, épuisé, Tixu leva les yeux. Il découvrit un homme de haute taille, aux larges épaules, vêtu d'une combinaison rouge et chaussé de cuissardes jaunes. Ses yeux mauves et fendus brillaient dans son visage brun, hâlé, doté de mâchoires énergiques, auréolé d'une épaisse toison d'un blanc neigeux. L'homme lut sans doute la muette interrogation dans les yeux de l'Orangien rougis par le sel :

« Je suis Kwen Daël, pêcheur selpidien. Bienvenue à bord de ma bulle océane, par la grâce des fées ! »

Au moment où il prononçait ces paroles, le monstre qui avait sauvé Tixu surgit à la surface de l'océan, à une trentaine de mètres de l'aquasphère dont le plancher mobile se mit à tanguer. Il se dressa verticalement de toute sa hauteur et parut danser sur sa queue en poussant un chant rauque. Une stupeur mêlée d'effroi passa sur les traits du pêcheur :

« Par la fée Iradielle ! murmura-t-il, livide. Ça ne peut être qu'un... monagre!... Un monagre ! Un mammifère géant i Si près des côtes ! »

Tixu oublia sa fatigue, rejeta la couverture-eau, se releva et observa à son tour le monstre marin. Sa gueule allongée, pourvue de multiples petites dents coniques et pointues, paraissait s'écarter en un hideux sourire. Ses yeux blancs et ronds, au nombre de six, disposés juste en dessous de l'alignement des cornes frontales, lançaient des éclairs fluorescents.

« Il nous a vus ! s'écria le pêcheur. S'il nous prend en chasse, nous sommes mûrs pour les îles noires des agrès !

— Rassurez-vous », souffla Tixu. Il avait l'impression que ses lèvres et sa peau saturées de sel se déchiraient à chaque mouvement de sa bouche. « Il ne nous prendra pas en chasse... »

Comme pour confirmer ses dires, le grand cétacé se posa lentement sur le ventre et, à coups puissants de nageoires, s'éloigna en direction du large. Le profond sillon creusé par sa queue se referma. Tixu comprit que le monstre ne l'avait pas abandonné comme il l'avait cru dans un premier temps, mais qu'il s'était discrètement tenu prêt à lui venir en aide une deuxième fois au cas où le pêcheur ne l'aurait pas secouru. Il s'était immergé pour ne pas effrayer le Selpidien et pour donner au naufragé toutes les chances d'être recueilli.

Lorsqu'il fut sorti de leur champ de vision, le pêcheur, ébahi et soulagé, ramassa la couverture qui traînait sur le plancher et en couvrit d'autorité les épaules de son passager.

« Vous êtes complètement gelé ! grommela-t-il, faussement sévère. Il faut que vous restiez couvert ou les agrès des frontières vous captureront. Mais... euh... (les questions se bousculaient dans sa gorge)... qu'est-ce que vous faites dans ce coin perdu de l'océan ? Personne d'autre que moi ne s'y aventure jamais ! »

La chaleur de la couverture-eau se diffusait progressivement sous la peau de Tixu. Ses lèvres saignaient, mais il s'efforça de répondre en articulant très lentement pour ne pas approfondir les cuisantes lésions :

« Le déremat qui m'a transféré sur Selp Dik s'est déréglé... Les machines sont programmées par défaut pour une rematérialisation aux coordonnées de la capitale de la planète... Normalement, j'aurais dû me retrouver à Houhatte... — Vous en étiez loin, c'est sûr ! » Kwen Daël avait placé un gobelet cuivré sous le robinet d'une bonbonne fixée sur la paroi de la coque. Une fois qu'il fut rempli d'un liquide vert et bouillant, il le tendit à Tixu.

« Buvez ça J Ça devrait vous retaper encore mieux que le baiser d'une féelle ! »

L'Orangien but à petites gorgées prudentes. Une saveur anisée se répandit dans sa gorge.

« On me traite de fou parce que j'emmène mon aquasphère dans des endroits où les autres pêcheurs ont peur de s'aventurer ! reprit le Selpidien. Mais cette fois, la chance nous a souri : à vous parce que je vous ai repéré en train de barboter et que, dans une telle immensité, c'était un miracle des fées. A moi parce que j'ai enfin pu voir, de mes yeux, un monagre des légendes ! Et pas un petit ! Un beau ! Un qui devait bien mesurer ses quatre-vingts pas de long ! Ses quinze pas de large!... Hé, mais au fait, pourquoi aviez-vous l'air si certain qu'il ne nous prendrait pas en chasse ? D'après les récits des anciens, dès qu'un monagre aperçoit une embarcation, quelle qu'elle soit, il fonce dessus et la coule sans se poser de question. Car tel est le rôle qui leur est dévolu, de par la volonté des mages et des fées !

— Sans lui, il y a bien longtemps que je serais noyé, répondit Tixu sans desserrer les dents. J'étais pris dans une tempête. Au moment où j'allais couler, il m'a chargé sur son dos et m'a transporté jusqu'à l'endroit où vous m'avez repêché... Il ne m'aurait pas sauvé pour me tuer par la suite... »

Les yeux fendus et mauves de Kwen Daël s'arrondirent de surprise.

« Un monagre des légendes, faire une chose pareille ? Tirer un être humain des pleurs des fées d'Albar ? Mais depuis la nuit des temps les monagres sont les ennemis jurés des hommes ! Ils veillent férocement sur l'île où fut jadis noyée l'armée de leurs ancêtres, les agrès des frontières... Une île où jamais personne n'a mis les pieds!... Et pourquoi donc celui-ci vous aurait-il sauvé ? »

Las, détendu par la douce chaleur de la couverture, enivré par les capiteuses essences végétales qui s'exhalaient des micropores du tissu-eau, Tixu haussa les épaules pour toute réponse. Le pêcheur remarqua l'intense fatigue qui creusait les traits du naufragé.

« Je vous barbe avec mes questions ! Dormez maintenant ! Nous reparlerons de cela plus tard. Ma campagne de pêche se termine et il est temps de rentrer à Houhatte, pour peu que les fées veuillent bien nous y conduire. Demain, en ville, commencent les fêtes de commémoration des larmes salvatrices des fées d'Albar. Nous devrons être en forme... Quel est votre nom ? »

La trahison de Babsée Obraillène sur Marquinat incita Tixu à redoubler de prudence.

« Bilo Maïtrelly. Je viens de Point-Rouge.

— Dormez, Bilo ! Après ce long séjour dans l'océan des Fées, vous devez avoir besoin de reconstituer vos forces. »

L'aquasphère effleurait les vagues avec légèreté malgré le poids de sa pêche immergée sous son étrave, poissons et crustacés. Elle arriva en vue du continent au crépuscule. Kwen Daël, grand solitaire devant l'Eternel, habitait à plusieurs sarpes de Houhatte. Sa maison de pierres noircies, une bizarrerie architecturale, avait été érigée par un de ses oncles (lequel, selon Kwen Daël, passait pour un farfelu aux yeux de ses complanétaires) sur la crête d'une falaise abrupte surplombant une crique circulaire, calme et cernée de barres rocheuses découpées. L'aquasphère emprunta un étroit chenal naturel, pénétra dans la crique et mouilla à proximité d'un rudimentaire ponton de bois. Un peu plus loin, sur une plage de galets, la coque conique et retournée d'une antique navigalle de tourisme, qui servait à entreposer le matériel de Kwen Daël au retour ou au départ de ses campagnes de pêche, ajoutait une note folklorique et désuète à ce paysage resté à l'état sauvage.

Accroupi sur le ponton branlant, le Selpidien lança l'embout d'un tube adaptable, plongea les mains sous l'eau et le plaça contre le sas latéral du conteneur. Les produits de sa pêche, poissons aux couleurs vives, grands dormeurs gris, homards bleutés et autres raies noires, furent aspirés dans le tube et se répandirent lentement dans un vivier sous-marin dont Tixu, mal réveillé, entrevit la voûte supérieure et transparente.

« Après ça, il me suffit d'actionner une pompe à eau motrice pour qu'ils soient aspirés jusqu'au bassin de mon hangar », commenta Kwen Daël.

Il expliqua que cet ingénieux système avait été conçu et installé par son excentrique d'oncle.

« Il était tellement fainéant qu'il n'avait pas le courage de descendre jusqu'à la crique... Mais c'est un bon système : les mareyeurs apprécient la marchandise toujours fraîche... »

Dès qu'il eut fini d'accomplir l'immuable rituel de ces gestes familiers, Kwen Daël entraîna Tixu vers l'escalier taillé à même le flanc de la falaise. Malgré le soutien du robuste pêcheur, l'Orangien eut toutes les peines du monde à gravir les marches escarpées. Ses jambes et la couverture semblaient peser des tonnes. Leur lente escalade dérangeait les fous à crête d'argent et les mouettes jaunes nichés dans les anfractuosités de la rugueuse muraille de pierre.

En haut, il leur fallut encore traverser une lande désolée, battue par le vent et recouverte de genêts roses, avant d'entrer dans la maison aux pierres noires où les seuls éléments décoratifs étaient d'antiques filets et des poissons empaillés.

Tixu avait une telle envie de dormir qu'il demanda immédiatement un lit.

« Vous ne voulez pas manger un morceau d'abord ? s'enquit Kwen Daël.

— Plus tard... Je suis trop fatigué pour avoir le courage d'avaler quoi que ce soit !

— Comme vous voulez. Demain matin, je serai à Houhatte pour préparer la fête. Ne vous étonnez donc pas si vous ne me trouvez pas à la maison à votre réveil et faites comme chez vous. »

Le Selpidien le conduisit dans une petite pièce aux cloisons tapissées de coquillages et piquées de moisissures. Les meubles étaient gris de poussière et il y régnait une tenace odeur de renfermé. Mais cela était bien égal à Tixu. Il s'avança comme un somnambule vers un lit de coin, un vieux sommier à ressorts et un matelas de laine (une vraie fortune chez les antiquaires orangiens, pensa-t-il), se laissa tomber comme une masse et s'endormit sur-le-champ d'un profond sommeil, sans même entendre les ultimes paroles de son hôte :

« Evidemment, il y a bien longtemps que cette pièce n'a pas servi, mais au moins vous y serez tranquille... Je vais ouvrir les volets pour aérer un peu... »

La nuit de Tixu se peupla de cauchemars. Il était cerné par des monstres marins menaçants et grotesques. Il tentait de leur échapper, il courait sur une mer gluante, visqueuse, dans laquelle il s'enfonçait au fur et à mesure qu'il progressait, le cercle des monstres se refermait inexorablement et leurs cornes étaient effilées comme des dagues. Une île faisait soudain irruption sous ses pas, s'élevait des profondeurs de la mer, l'emprisonnait entre ses hautes barrières rocheuses, l'ensevelissait dans son sein de sable brûlant. Les monstres se répartissaient tout autour de l'île, ils en devenaient les gardiens vigilants et indomptables et coulaient toute embarcation qui croisait au large. Le sable s'ouvrit soudain et lui dévoila le corps d'une jeune femme dont il ne distinguait pas le visage. Elle le suppliait de la libérer de cette horrible prison, ses larmes, aussi saumâtres que l'eau de l'océan, coulaient sur sa propre bouche et il les avalait avec un plaisir presque divin. Il lui promettait de l'aider à condition qu'elle lui montrât son visage. Elle se tournait alors vers lui, et son visage était celui d'une vieille femme, ses yeux étaient vitreux, incolores, sa bouche édentée et ses lèvres purulentes. Elle lui ordonnait de tenir sa promesse. Malgré son immense dégoût, il la tirait par la main pour l'extraire du sable mouvant, mais ses efforts demeuraient vains, inutiles... Le sable les engloutissait tous les deux, s'infiltrait dans leur bouche, dans leurs yeux... Il comprit qu'il était inutile de se débattre et cria à la femme de le lâcher, de lâcher toutes les prises. Alors elle lui sourit et ses traits recouvrèrent l'éclat de la jeunesse dans un éblouissement qui le fit ciller.

Il ouvrit les yeux. La maison du pêcheur baignait dans une atmosphère calme et lumineuse. Les cris lointains des mouettes et des fous transperçaient le silence. II se demanda combien de temps il avait dormi. Il étira voluptueusement ses muscles endoloris, concassés par les flots et perclus de courbatures. Il se leva et se rendit avec une lenteur circonspecte — jamais il n'aurait imaginé que le simple fait de marcher sur la terre ferme pût provoquer une telle sensation de déséquilibre ! — jusqu'à la fenêtre rectangulaire grande ouverte par laquelle s'engouffrait l'impétueux torrent du jour. Il posa les mains sur son front, le temps que ses yeux, fragilisés par le mauvais traitement du sel, s'accoutument à ce brutal éblouissement.

La brume, effilochée par une brise océane imprégnée d'iode, s'entortillait autour des genêts et des rochers. Le regard de Tixu ne put atteindre la crique en contrebas car le brouillard s'épaississait au fur et à mesure qu'il se rapprochait du niveau de l'océan. Il entendit le ressac confus des vagues qui cognaient contre les barrières rocheuses. Une herbe jaune, rêche, parsemée de petites fleurs bleues entourait la maison. Il s'arracha à sa contemplation et sortit de la chambre, nu et frissonnant. Il déboucha dans une grande pièce ronde et sobrement meublée qui faisait probablement office de salon. Sur une étagère autosuspendue un vieil écran holo carré retransmettait des images bullovisées de Vénicia, la capitale de l'empire. Plus loin, une baie vitrée ouvrait sur une courette pavée de pierres plates qui jouxtait la maison. Sur un petit guéridon de bois (une fortune sur les marchés aux brocantes d'Orange !) avaient été posés une combinaison rouge, une paire de bottes jaunes ainsi qu'un bout de papier sur lequel on avait griffonné quelques mots :

Prenez ces vêtements. Ils sont propres. Je serai de retour en début de jusant. En attendant, vous trouverez de quoi vous restaurer dans la cuisine. Que les fées vous assistent. K. D.

Tixu passa la combinaison. Bien qu'elle fût un peu grande pour lui, il s'y sentit très à l'aise et au chaud. Puis il chaussa les bottes dont le haut s'ajusta automatiquement et hermétiquement au diamètre de ses cuisses.

Son estomac, qui s'était jusqu'à présent fait oublier, se rappela à son bon souvenir et lâcha des grondements indignés, tyranniques. En passant devant un miroir fendillé, il constata que ses cheveux avaient été partiellement décolorés par le sel : ils étaient parsemés de mèches blondes, presque blanches. Une barbe drue lui mangeait les joues et le menton. Sa peau le tiraillait et le démangeait toujours, mais c'était supportable.

Le pêcheur avait bien fait les choses : une montagne de victuailles s'élevait sur la table de la cuisine. Crustacés et poissons étaient enroulés dans des algues brunes, vertes ou noires. Tixu s'assit sur un tabouret et s'y attaqua avec un appétit féroce. Il engloutit bon nombre de pâtés de crabe, de rouleaux de langouste et de tranches de poissons marinées dans des herbes parfumées. Au fond de la cuisine, une porte à double battant s'ouvrait sur une seconde courette qui bordait la falaise. Quelques combinaisons rouges, analogues à celle qu'il portait, séchaient sur des fils et ondulaient aux effleurements de la brise marine. Sur des pierres noires et plates, de toutes tailles, gisaient divers instruments de pêche, sondes à bancs, appâteurs magnétiques, filets gonflants... La paix qui régnait sur la maison de Kwen Daël lui parut soudain suspecte, comme un silence qui se fossilise et qui annonce une terrible tempête... Il observa un long moment la courette mais, n'y décelant rien d'anormal, haussa les épaules et poursuivit son plantureux repas.

C'est alors que, dans un fracas de vitres et de bois brisés, surgit l'inspobot de la C.I.L.T. Avant qu'il n'ait eu le temps de réagir, l'Orangien, pince de homard en main, se retrouva nez à nez avec une sorte de champignon noir de deux mètres cinquante de haut qu'il reconnut sans l'ombre d'une hésitation. Le chapeau arrondi de l'inspobot, aux bords criblés de hublots clignotants, surmontait son pédoncule droit et cylindrique qui recelait un déremat miniaturisé destiné à se transférer lui-même et à ramener les déserteurs à bon port, c'est-à-dire au siège de la Compagnie. Pétrifié sur son tabouret, Tixu fixa les lettres lumineuses affichées sur le minuscule écran holo encastré sous le chapeau : C.I.L.T. I.P. THU (C.I.L.T., InsPobot de modèle Thu).

L'automate le dominait de toute sa hauteur. La porte étant trop basse et trop étroite pour lui, il en avait purement et simplement défoncé l'embrasure. Déjà, les sangles de saisie, tentacules souples, poreux et gluants, saillaient de courts tubes érectiles et commençaient à s'emberlificoter autour du tronc et des membres de sa proie. Avant que ces sangsues rampantes ne se fussent totalement collées à lui, Tixu, en un réflexe désespéré, repoussa de toutes ses forces la table en direction de l'inspobot. La pression des sangles de saisie ne se relâcha que légèrement mais assez pour que l'Orangien puisse s'en dégager. Il sauta sans perdre une seconde pardessus la table renversée et se rua comme un dément dans la courette. Les tentacules sifflèrent dans son dos, mais ces serpents furieux qui dansaient, menaçants, ne happèrent que le vide.

Tixu contourna la maison et courut droit devant lui. Poursuivi par le grondement du propulseur du limier mécanique, il frôla le précipice tapissé de brume et trébucha sur des saillies rocheuses. L'inspobot possédait ses coordonnées cellulaires et olfactives. Il avait patiemment remonté sa piste depuis Deux-Saisons et ce n'était pas maintenant qu'il allait abandonner la poursuite. Les modèles Thu étaient infaillibles.

Tixu buta contre une pierre tapie dans une écharpe de brume et s'étala de tout son long sur l'herbe sèche et rugueuse. Il se releva mais ses genoux et ses coudes écorchés, douloureux, lui élancèrent, et ses jambes cotonneuses eurent de plus en plus de mal à le porter. Il dut ralentir l'allure. Il jeta un coup d'œil pardessus son épaule et aperçut le champignon géant quelques mètres derrière lui. Sa masse noire tranchait sur la grisaille scintillante de la brume. Il s'aperçut que la bande de terre sur laquelle il courait se resserrait, s'étranglait jusqu'à devenir un étroit éperon rocheux qui s'avançait dans l'océan comme la proue effilée d'un navire de l'ère prénaflinienne.

Il poussa un juron : il s'était élancé dans un cul-de-sac. Des mouettes jaunes, attirées par cet inhabituel tapage matinal, planaient, curieuses et agressives, au-dessus de lui. Quelques pas de plus et c'était le vide, la chute vertigineuse sur les échardes rocheuses qui transperçaient l'étoupe de brouillard en contrebas. Désemparé, paniqué, il s'immobilisa, s'adossa à un piton rocheux et tenta à la fois de reprendre son souffle et de remettre de l'ordre dans son esprit.

L'inspobot, l'implacable modèle Thu, fondit sur lui. Il était programmé pour ramener les déserteurs, non pour réfléchir. La seule chose qui pouvait l'arrêter, c'était un cataclysme nucléaire, et encore... Une ombre noire passa sur le visage de Tixu qui n'eut pas besoin de regarder pour se rendre compte que les tentacules sifflants serpentaient de nouveau dans sa direction, Tout était fichu : depuis son stage sur Oursse, il savait que les inspobots de modèle Thu ne relâchaient jamais leurs prisonniers. Ils étaient équipés des détecteurs sensoriels et cellulaires les plus sophistiqués des mondes recensés. Si la Compagnie se montrait très regardante sur le matériel mis à la disposition des clients, elle ne lésinait pas sur les investissements pour doter ses limiers maison d'équipements performants. Elle les lançait avec une férocité cannibale à la recherche des déserteurs, les employés félons qui s'étaient parjurés et avaient trahi le serment solennel prêté sur la Charte d'Airain. Car, comme le disait Moramad El Boukr, le Rabanou fondateur de la C.I.L.T., le succès repose sur l'adhésion des employés, l'adhésion des employés repose sur la peur et la peur repose sur un bon système de répression...

Désespéré, Tixu se laissa choir au pied du piton rocheux. Les sangles de saisie s'enroulèrent avidement autour de ses avant-bras — l'inspobot avait intégré la donnée que les bras de sa proie pouvaient renverser ou lancer des objets — et de son cou. Leur contact mou, tiède et visqueux lui donna un début de nausée. Le chapeau de l'automate pivota sur lui-même à une vitesse qui alla en s'accélérant dans un déploiement de couleurs vives et chatoyantes. Les mouettes jaunes qui volaient à proximité s'égaillèrent en piaillant.

D'autres tentacules s'insinuèrent entre les jambes de Tixu, bloquèrent ses cuisses et ses genoux et le paralysèrent. Il était comme un insecte englué sur une toile d'araignée qui voit son noir prédateur avancer avec une lenteur exaspérante sur son fil de funambule. Du pédoncule surgirent des bras articulés et des doigts métalliques serrant divers ustensiles : seringue où flottait un liquide jaune vif — un somnifère —, roulette vibrante et crénelée à usage indéterminé et enfin pince à analyse cellulaire et sanguine.

Cette situation était tellement stupide, tellement absurde que des larmes de dépit perlèrent sur les cils de Tixu. La boucle était bouclée : il avait plaqué la Compagnie à cause d'Aphvkit (pas exactement à cause d'elle, elle en avait simplement été le moteur, le déclic) et il retournait à la Compagnie au moment où il pensait enfin l'avoir retrouvée. A cet instant, l'antra refit surface. Il balaya les noires pensées de l'Orangien et rétablit le silence profond, immuable, au sein duquel rien de grave ou de définitif ne semblait devoir arriver. Mais Tixu ne parvint pas à détacher son regard de l'inspobot et résista farouchement à l'appel du silence. La panique et la terreur que lui inspirait l'imperturbable machine le maintenaient à la surface de son être, l'identifiaient à son sentiment de peur, le morcelaient, l'émiettaient, le dissuadaient de s'immerger dans la sérénité de la citadelle de silence. Sa voix intérieure lui enjoignit de ne pas s'opposer à l'action de l'antra mais au contraire de lâcher prise, de se dépouiller des vêtements des apparences, de rompre le pernicieux cordon du mental. Tixu regimba encore, comme un animal sauvage et fougueux qui refuse de se laisser capturer. Sa panique se transforma en épouvante lorsqu'il vit la pince analytique se fixer sur son cou. L'inspobot, indifférent aux fluctuations intérieures de son prisonnier, poursuivait méthodiquement ses investigations : deuxième étape, identification cellulaire formelle de l'individu T.O.O., code Thu-BX 12-A, avant la programmation à destination du siège central.

La frayeur et le désespoir acculèrent Tixu à ses limites corporelles et mentales. Il n'eut plus d'autre ressource que de fermer les yeux et de s'abandonner à la vibration de l'antra, ce qui équivalait à un grand saut dans le vide. Ses ultimes lambeaux de résistance s'effilochèrent instantanément comme des mirages balayés par les vents de sable du désert. Le son de vie le remorqua jusqu'à la citadelle de silence, là où la peur et toute autre émotion n'étaient que des excitations imperceptibles, anodines.

La pince analytique s'enfonça dans la chair du cou de Tixu pour un prélèvement cellulaire. En dépit de son aspect barbare, elle ne lui causa qu'une bénigne aiguille de douleur. Puis le bras articulé, muni de son échantillon, se replia à l'intérieur du pédoncule par une petite lucarne qui se referma sur son passage dans un claquement bref. Le chapeau se remit à tourner de plus belle, comme propulsé par de gigantesques et invisibles mains.

Immergé dans la citadelle de silence, Tixu rouvrit les yeux et observa la machine noire. Il était désormais un spectateur neutre, un témoin. Il avait l'impression qu'elle était en train d'examiner quelqu'un d'autre que lui. Son corps ne lui appartenait plus, ne le délimitait plus. Une paix radieuse baignait le paysage environnant, la brume noyant les parois de la falaise et les récifs, les mouettes et les fous dessinant d'incessantes arabesques grises et jaunes sur le fond du ciel argenté, le friselis des genêts agités par la brise, le ressac obsédant des vagues. La nature fredonnait elle aussi le murmure du silence, vibrait dans le silence. La vie était imprégnée de la lumière du silence.

L'inspobot émit un curieux gémissement. Le chapeau s'arrêta de tourner, les hublots cessèrent de clignoter, les sangles de saisie desserrèrent leur étreinte et parurent hésiter. Le pédoncule oscilla comme pour traduire une grande perplexité. Les circuits de l'automate s'éteignirent les uns après les autres. Il semblait déconnecté, court-circuité. Intriguées par cette soudaine immobilité, deux ou trois mouettes recouvrèrent leur hardiesse et profitèrent de l'accalmie pour venir examiner l'intrigant champignon noir de plus près.

Un volet coulissa et découvrit un écran holo blanc et orangé, sur lequel un texte s'afficha, lettre après lettre :

Code Thu IPW 4 C : erreur. Vos coordonnées cellulaires ne correspondent pas aux coordonnées cellulaires de la personne recherchée. Une information défectueuse a dû se glisser dans les données antérieures de notre mémodisque. Pour toute plainte, veuillez vous adresser au siège central de la Compagnie interplanétaire de longs transferts, Rabanan, immeuble El Boukr. Rappeler ce code : C.I.L.T. I.R 22 IPW 4 C.

Ce qui en d'autres temps lui serait apparu comme un incroyable, un invraisemblable retournement de situation n'étonna pas outre mesure Tixu. Le modèle Thu ne pouvait pas s'être trompé. Il n'y avait qu'une seule explication possible : sa constitution cellulaire, son A.D.N., son empreinte d'être humain s'était modifiée lors de son immersion dans le silence et ne correspondaient plus aux données d'identification de l'inspobot.

Les sangles de saisie se détachèrent de lui avec une sorte de douceur gênée. Les tubes érectiles les gobèrent et se rétractèrent sous le chapeau, le volet se referma sur l'écran. L'inspobot programma son autotransfert sur Rabanan, où il serait soumis à une minutieuse vérification de ses circuits et, après un bref grésillement, il s'évanouit dans l'épaisse nappe de brouillard. Il avait définitivement perdu la trace de l'employé déserteur T.O.O., code Thu-BX 12-A.

Tixu sortit lentement de la citadelle du silence. Il était détendu, serein. Sa fatigue s'était dissipée comme par enchantement. Enfuies la lourdeur, les courbatures, les douleurs et les irritations de sa peau ! Une vigueur nouvelle, vierge, inondait chacun de ses muscles, chacun de ses organes. Cette impression de renaissance, il l'avait déjà éprouvée dans la cabane de l'ima sadumba Kacho Marum après avoir bu l'eau intérieure du lézard des fleuves. Il eut alors la certitude que cette expérience d'éternel renouveau pouvait être vécue de manière permanente et non pas épisodique comme cela avait été le cas jusqu'à présent. Il se promit d'explorer systématiquement, avec l'aide de l'antra, ces territoires enfouis, secrets de sa physiologie. Si le son avait pu modifier sa constitution cellulaire, il serait certainement à même de découvrir d'autres frontières, de reculer d'autres limites. Rasséréné, il huma profondément l'air saturé d'iode et s'en retourna d'un pas tranquille dans la maison de Kwen Daël.

Quand le pêcheur l'y rejoignit deux heures plus tard, il regardait d'un œil distrait une retransmission bullovisée sur la vie de l'empereur. Kwen Daël était revenu de Houhatte à pied par des chemins de traverse. Il s'était revêtu de ses habits de fête : une longue veste blanche tombait sur ses genoux, le col évasé d'une chemise bariolée couvrait ses épaules, le bas de son pantalon noir et bouffant, brodé d'un galon vert et brillant, se resserrait sur ses chaussures luisantes en peau de querwallïen, un serpent de mer à la chair comestible et dont la peau écailleuse était très recherchée sur l'ensemble des mondes recensés pour la richesse de ses nuances. Il avait ramené sa chevelure blanche, qu'il avait l'habitude de ceindre d'un simple bandeau de tissu, en toupet serré sur le sommet de son crâne.

« Ah ! vous voici d'attaque, visiteur des flots ! s'exclamat-il avec jovialité. Les fées d'Albar ont été bonnes avec vous ! Il n'est pas beaucoup de naufragés qui soient sortis vivants de l'amertume de leurs pleurs. Peut-être est-ce parce que leur fête commence aujourd'hui ! J'ai parlé de vous ce matin, en ville. Tout le monde vous considère d'ores et déjà comme le héros de la commémoration. Un rescapé des pleurs le jour de la fête des fées, voilà qui est de bon augure ! Voilà qui promet une année féconde!... Eteignez cet écran de malheur... Je n'aime pas beaucoup ce qu'on nous montre ces temps-ci... »

Tixu se leva, appuya sur l'interrupteur de l'écran de bullovision et s'approcha du pêcheur.

« Est-ce que vous leur avez également dit que c'était grâce à vous ? demanda-t-il en souriant. Si vous ne m'aviez pas repêché, l'année aurait peut-être été moins fertile !

— Bah, je ne suis que l'instrument ignorant de la sagesse des mages », protesta le Selpidien. Il n'y avait aucune trace de fausse modestie dans sa voix. « Ce sont eux qui m'ont guidé jusqu'à vous. En revanche, je... je n'ai parlé à personne de cette incroyable histoire avec le monagre... Déjà qu'ils m'auraient traité de menteur si je leur avais simplement dit que j'avais vu un monagre, de mes yeux vu, je m'imaginais mal leur affirmer qu'il vous avait tiré des pleurs d'Albar et qu'il n'avait pas daigné attaquer ma bulle océane... C'est pourtant ce qui s'est passé ! Cet agre incarné, vivant au bord des îles noires, nous a laissés repartir sains et saufs, vous et moi ! J'avoue que cela m'a perturbé une grande partie de la nuit. Je me demandais si je ne vivais pas un cauchemar éveillé, comme la féelle Etincelle quand l'agre Mon s'en vint visiter ses rêves et lui fourrer de drôles d'idées dans la tête... La plupart des Selpidiens sont persuadés que les monagres sont des animaux de légende qui n'existent que dans l'imagination des enfants et des simples d'esprit. Bonnes fées, si je leur avais raconté que ces yeux-là en avaient vu un vrai de vrai, une bestiole qui approchait les cent pas de long et les trente pas de large, sûr qu'ils m'auraient traité de fou, aussi sûr que je m'appelle Kwen Daël, descendant de milliers et de milliers de générations de pêcheurs et de menteurs !

— C'est peut-être mieux comme ça, dit Tixu, amusé par la faconde de son hôte.

— Peut-être bien... Vous avez mangé ?

— Oui, merci. C'était vraiment délicieux. Par contre... euh... venez voir par là ! »

L'Orangien entraîna Kwen Daël dans la cuisine où il lui montra la porte fracassée.

« Pendant votre absence, j'ai été victime de l'agression d'un inspobot d'une compagnie de transfert. C'était une erreur : il m'a examiné et il est reparti comme il était venu... Il a défoncé votre porte. »

Une étrange lueur brillait dans les yeux mauves et fendus de Kwen Daël lorsqu'ils se posèrent sur Tixu.

« Vous alors ! Vous n'êtes pas quelqu'un d'ordinaire ! murmura-t-il. A peine un monagre vous sauve-t-il des pleurs des fées qu'une machine d'inspection s'en vient vous agresser par erreur ! Vraiment, c'est une aventure peu banale que de passer quelques heures avec vous ! Il vous arrive sans cesse des histoires extraordinaires et on ne peut même pas les raconter tant elles paraissent incroyables ! Encore plus incroyables si elles sortent de ma bouche... La mauvaise réputation de ma famille, vous comprenez...

— Je suis désolé. Si vous voulez porter plainte pour un éventuel dédommagement, j'ai les coordonnées du robot et de la compagnie.

— Ne vous tracassez pas pour cette porte ! Je la réparerai à l'occasion. Vous sentez-vous suffisamment remis pour m'accompagner à Houhatte ?

— Je suis en pleine forme ! »

Cette proposition tombait à pic : une fois en ville, Tixu comptait se renseigner sur les possibilités de pénétrer dans l'enceinte du monastère de l'Ordre absourate. Il n'osait pas le demander à son hôte de peur de lui attirer de graves ennuis. Il s'en voulait d'avoir placé les filles de Géofo Anidoll, sur Marquinat, dans une situation difficile. Il savait qu'elles ne sortiraient pas indemnes des griffes des inquisiteurs mentaux et des assassins de Pririv. Il ne devait pas commettre la même erreur avec Kwen Daël : moins il en saurait et plus il serait en sécurité.

« Parfait ! dit le Selpidien. Vous êtes aussi robuste qu'un jeune magicien ! Nous partirons par l'océan, c'est le chemin le plus court et le moins fatigant !

— Mais... et la brume ?

— Elle va se lever dans quelques instants... Les mouettes et les fous commencent à plonger du haut de la falaise... »

Après quelques préparatifs, ils descendirent par l'escalier humide taillé dans la falaise jusqu'au ponton de bois auquel était amarrée l'aquasphère. Comme l'avait prédit le pêcheur, la brume se leva rapidement. Le vent du large, de plus en plus violent, poussait vers les côtes un troupeau de nuages bas et noirs.

« Il va falloir nous dépêcher si nous voulons arriver avant la tempête ! fit Kwen Daël en observant le ciel. La tempête est un bon présage le jour de la fête des Pleurs. Elle signifie que les dieux eux-mêmes participent aux réjouissances en nous envoyant leurs larmes. »

Le ponton oscillait et produisait de sinistres craquements sous les attaques conjuguées du vent et de la houle. Les mouettes et les fous se laissaient tomber en piqué au-dessus des flots ondulants qu'ils percutaient comme de véritables bombes dans de somptueux éclaboussements d'écume. Puis ils s'en arrachaient à vigoureux coups d'ailes, petits poissons ruisselants et gigotants coincés dans l'étau de leur bec, qu'ils s'en allaient tranquillement dévorer sur les hauts récifs, à l'abri de leurs congénères agressifs et piailleurs.

Kwen Daël dirigeait l'aquasphère avec virtuosité dans l'étroit chenal à peine plus large que l'embarcation et hérissé de brisants aux arêtes tranchantes sur lesquels le vent et les vagues tentaient de la précipiter. Une fois sortis de la crique, ils longèrent les côtes découpées du continent selpidien. L'aquasphère, à vide, prit subitement de la vitesse. Elle fusait sur les moutons d'écume qu'elle effleurait comme une grande araignée d'eau, et avançait en une succession de bonds aériens. En dépit des chocs contre le mur sans cesse renouvelé des vagues, le plancher mobile se maintenait à l'horizontale. Il corrigeait de lui-même les inclinaisons prononcées de la coque, si bien que Tixu avait l'impression de voyager confortablement en terrain plat et non sur les secousses d'une mer contorsionnée. Le pêcheur rivait son regard sur les flots. Ses mains agiles étaient posées sur le gouvernail intérieur, une boule blanche enchâssée dans une petite colonne. Il évitait avec adresse les écueils qui surgissaient brusquement à fleur d'eau entre les hautes lames.

Ils furent bientôt en vue d'un immense bâtiment flanqué de quatre tours rondes surmontées de dômes verts, au milieu duquel se dressait un immense donjon central, blanc et carré. Le mur d'enceinte, d'une hauteur phénoménale, assemblage massif de pierres jaunes grossièrement taillées et recouvertes de lichens marins, criblé de meurtrières, d'escaliers, de chemins de ronde, plongeait directement dans l'océan. Il formait une impressionnante falaise artificielle au pied de laquelle les vagues venaient se pulvériser en gerbes de mousse écumante. Tixu n'eut pas besoin d'interroger Kwen Daël pour deviner que cet édifice imposant, qu'il ne voyait que partiellement au travers de la paroi embuée de l'aquasphère et dont le gigantisme était un défi jeté à la face de l'océan des Fées d'Albar, était le siège de la chevalerie absourate. Comme en écho à ses pensées, le pêcheur déclara :

« Le monastère de l'Ordre ! Hélas, la marée est haute et vous ne les verrez pas en train de faire leurs exercices... »

Une fierté sous-jacente imprégnait la voix du Selpidien. Comme tous ses complanétaires, Kwen Daël s'enorgueillissait de la présence de l'Ordre absourate sur Selp Dik. C'était une appropriation naïve, enfantine et plutôt sympathique. Plus ils s'approchaient du rempart extérieur, plus sa hauteur paraissait vertigineuse : il donnait l'impression de transpercer les nuages qui le surplombaient.

« On croirait que ce sont les fées elles-mêmes qui l'ont construit ! ajouta le pêcheur. Ces murs ont plus de trois cents mètres de haut et ont été bâtis avec des rochers pesant des dizaines de tonnes ! Je ne suis jamais allé à intérieur, ni moi ni aucun autre Selpidien, mais j'ai entendu dire qu'il y avait une véritable ville là-dedans ! » Le pêcheur baissa le ton, au point que sa voix devint un filet sonore à peine audible. « Il paraît qu'il pourrait bien y avoir une bataille entre les armées du nouvel empire et les chevaliers de l'Ordre. C'est ce que racontent en tout cas les grands voyageurs de commerce de passage à Houhatte. Pourvu que, par la grâce des mages et des fées, nous n'ayons pas à souffrir de cette guerre... Vous savez, nous autres, Selpidiens, n'avons encore jamais été envahis par la force. »

Tixu s'abstint de lui dévoiler ce qu'il savait des terribles tueurs et inquisiteurs mentaux. Il concentra sa vision sur la muraille jaune qu'ils longeaient maintenant depuis une bonne sarpe. Aphykit était quelque part de autre côté de ce mur. Seule l'épaisseur de ces pierres le séparait encore d'elle, de sa présence, de sa beauté, de sa lumière. Il aurait voulu que l'aquasphère jetât ancre à ce moment précis afin de savourer pleinement euphorie qui s'emparait de lui. Des nuées de mouettes et de fous, mosaïque mouvante et imprévisible de formes jaunes et argentines sur un fond de ciel livide, survolaient l'édifice, probablement en quête de restes de nourriture.

Tixu entrevit les difficultés qui l'attendaient pour localiser la jeune femme dans cette vaste construction qu'il présumait truffée de couloirs, d'interminables enfilades de salles, de bâtiments, de cours intérieures, de cerrasses et d'escaliers tortueux. Alors, spontanément, mû par une intuition, il ferma les yeux. Après que l'antra eut rapidement fait le vide dans son esprit, il se réfugia dans la citadelle de silence.

Comme l'agence de Babsée sur Marquinat, l'intérieur du monastère lui apparut, ou plus exactement il se promena virtuellement, par la pensée, à l'intérieur du bâtiment tandis que son enveloppe physique restait immobile dans l'aquasphère. Il découvrit d'abord une immense esplanade où déambulaient de jeunes garçons vêtus de toile couleur bronze, les bras chargés de victuailles ou d'instruments d'entretien. Il vit ensuite des escaliers escarpés, entrecroisés, qui déroulaient leurs marches inégales et usées jusqu'aux chemins de ronde. Il pénétra dans le cœur de la ruche, dans des constructions abritant d'innombrables cellules, dans de grands réfectoires où s'alignaient les tables et les bancs de bois massif, dans des salles sombres et humides érigées sur des arches voûtées, où des jeunes gens assis en tailleur, à même le sol inégal et rugueux, écoutaient avec une attention religieuse de vieux professeurs aux vêtements aussi blancs que leur longue chevelure tombant sur leurs épaules affaissées, dans des cours exiguës et fermées où des hommes aux bures grises (les mêmes que celle portée par le chevalier Long-Shu Pae) s'entraînaient à pousser des cris qui faisaient exploser des pierres rondes posées en tas devant eux... Il visita quantité d'autres pièces, couloirs, galeries, tours, donjons mineurs, mansardes battues par le vent de l'océan, bibliothèques, vidéholothèques, mentalothèques, caveaux ténébreux hermétiquement refermés sur de lourds secrets, cabinets où s'agitaient fébrilement des hommes drapés dans des chasubles rouges, austères salles de garde où des individus aux mines peu engageantes tenaient des propos paillards, s'esclaffaient bruyamment et se tapaient mutuellement sur les épaules... La complexité architecturale du monastère en faisait un labyrinthe inextricable, et même un familier des lieux n'était probablement pas en mesure d'en connaître toutes les ramifications, tous les arcanes. La moindre aile, la moindre annexe de chaque corps de bâtiment abritait un dédale de couloirs, d'escaliers, de galeries superposées, d'embranchements insensés qui semblaient n'avoir qu'un seul but : égarer à jamais l'improbable visiteur fourvoyé.

L'esprit de Tixu traversait la matière aussi aisément qu'un corps fend l'air. Il s'aventura dans un alignement disloqué d'antiques tunnels, de souterrains aux étais effondrés, creusés d'abord dans la terre puis dans la roche. Il s'introduisit dans une crypte obscure, humide, excavée sous les fondations du rempart d'enceinte. Elle regorgeait de vieux livres-films datant d'époques révolues et de vidéholos couvertes de moisissures. Un lecteur vidéholo était posé sur une large pierre plate, face au mur nu et suintant. Une armoire en durai renversée gisait sur le flanc, portes ouvertes. Son contenu, puces électroniques, fils, bobines, vis, clous, tubes de colle, s'était répandu dans une boue putride de sable et d'algues marinant dans une eau croupie. Plus loin, la trappe métallique éventrée d'un soupirail bâillait sur un escalier rudimentaire par lequel s'infiltraient d'imperceptibles courants d'air. Tixu vola sur ces marches raboteuses, partiellement obstruées de volumineux blocs de pierre. Il progressa vers la lumière du jour, une lumière glauque, sale, et finit par déboucher à l'air libre. La bouche de l'escalier surplombait l'océan de quelques mètres. Aux linéaments verdâtres laissés par l'eau salée, il était visible qu'elle n'était accessible de l'extérieur qu'à marée haute. Un renfoncement d'une tour d'angle la dissimulait aux regards.

L'esprit de Tixu redescendit dans la crypte et en ressortit par l'autre côté, par les galeries souterraines et les escaliers tourmentés. Il traversa d'autres pièces baignées d'une lumière diffuse, où s'affairaient autour de cornues à parois d'air des hommes vêtus d'amples blouses bleues. Un vieil homme au visage difforme, monstrueux, se promenait d'un groupe à l'autre et les houspillait sans répit d'une voix tonitruante.

Tixu fit soudain irruption dans une cellule aux murs habillés de tentures-eau usagées et inondée d'une lumière mordorée. Un lit autosuspendu flottait à un mètre du sol dallé. Allongée sur ce lit, sous une couverture vert sombre qui laissait uniquement paraître ses cheveux saupoudrés d'étincelles dorées, son visage et son cou, reposait Aphykit. Elle ne dormait pas. Yeux dans le vague, elle dérivait sur un flot de pensées rêveuses, fiévreuses. Il fut une nouvelle fois saisi d'admiration devant la pureté cristalline de ses traits. Les stigmates de fatigue laissés par la maladie n'altéraient pas sa beauté diaphane, surnaturelle. Il tenta d'entrer en communication avec l'esprit de la jeune femme, mais elle voguait à des niveaux trop grossiers de surface pour percevoir un appel provenant du silence. Il ne se découragea pas, s'entêta à vouloir converser avec elle, chercha un moyen de signaler son invisible présence. Mal lui en prit : il parvint seulement à découvrir que les pensées d'Aphykit étaient toutes focalisées sur le guerrier brun qui l'avait enlevée sur Point-Rouge. L'image de cet homme dont la morgue avait paru si détestable à Tixu lors de leur brève rencontre — peut-être parce qu'il avait pressenti à ce moment-là leur rivalité — emplissait entièrement l'espace émotionnel, affectif, de la Syracusaine.

Sous le choc, Tixu perdit contact avec le silence et fut ramené sans ménagement à la réalité de l'aquasphère sur le parquet mobile de laquelle il était allongé. Mine soucieuse, Kwen Daël était penché sur lui.

« J'ai bien cru que vous étiez mort ! Vos yeux se sont fermés et vous êtes tombé comme une masse sur le plancher ! Mais ce n'est probablement qu'un vertige dû à votre baignade prolongée dans les pleurs des fées...

— Probablement », maugréa Tixu.

Il refréna tant bien que mal son envie d'envoyer promener le pêcheur et ses fées. Des pensées aussi noires que les nuages qui s'amoncelaient dans le ciel roulèrent dans son esprit assombri. Tout à coup, la situation lui parut totalement absurde. Il se revit quelques jours standard en arrière, dans son agence minable de Deux-Saisons, enseveli sous le poids de l'inertie et du dégoût, appréhendant la vie comme une lente et inexorable plongée dans le sein froid de la mort. C'était son désir d'Aphykit, l'unique désir sensuel de la femme en elle, qui l'avait poussé à se lancer à corps perdu sur ses traces. Maintenant que ce désir — il s'en rendait compte — avait toutes les chances d'être frustré, il ne voyait aucune raison de poursuivre plus avant. Il regretta que le monagre surgi du cœur de l'océan l'ait secouru. Il regretta que l'inspobot de la C.I.L.T. ne l'ait pas reconnu. Il regretta l'obstination du hasard à le maintenir coûte que coûte en vie. Il négligea volontairement le son de vie et le bien-être qu'il aurait pu lui apporter et se consacra à la contemplation avide, morbide, de sa souffrance. Ce bouleversement émotionnel reléguait au second plan toute perception subtile, comme les sentiments d'Aphykit pour le guerrier avaient étouffé l'écoute intuitive de la jeune femme. Dans un accès de lucidité ironique, il se dit qu'il y avait une certaine complaisance de sa part à se vautrer ainsi dans le marécage de ses sentiments aigris, amers, alors qu'il lui suffisait de basculer vers les rivages du silence pour ramener cette vaine agitation à sa juste proportion. N'était-ce pas de cette manière qu'il avait pu vaincre sa frayeur lors de l'agression de l'inspobot de modèle Thu ?

Mais en l'occurrence il préféra explorer, avec un désespoir suave, les méandres de sa passion épidermique, superficielle. Elle lui procurait une saveur perverse, masochiste, le plaçait impitoyablement devant ses limites, lui révélait l'exacte dimension de sa prison sensorielle et émotive. Il se raccrochait farouchement à ces points de repère connus, comme si, après qu'il eut été trop longtemps immergé dans la paix illimitée des profondeurs, il lui fallait à présent compenser par un séjour dans un ouragan de tourments.

Cette tempête, c'était l'amour possessif qu'il portait à Aphykit, c'était la dépendance dans laquelle ses sens voulaient l'assujettir, c'était le dépit corrosif de l'abandonner à quelqu'un d'autre, c'était qu'Aphykit eût délibérément choisi une autre geôle que celle dans laquelle il s'était imaginé l'enfermer.

Il comprit alors que ce désir impérieux, capricieux, enfantin, était l'ultime vestige d'une existence révolue, et que c'était l'oubli de ce désir, à défaut de sa concrétisation, qui trancherait définitivement les amarres qui le reliaient encore à son passé.

« Nous arrivons », annonça Kwen Daël d'une voix timide.

Le Selpidien, déconcerté par le changement d'attitude de son passager, pressentait son importance dans l'accomplissement de la magie d'Albar. La rencontre avec le monagre avait laissé une empreinte indélébile dans sa mémoire. Il s'était même demandé, au cours de la nuit précédente, s'il n'avait pas affaire à un mage des temps anciens revenu des merveilleuses îles vertes pour poser les jalons d'une nouvelle civilisation sur Selp Dik.

Le port de Houhatte se profilait dans le lointain. Les toits de tuiles rouges des hautes maisons blanches et les échines arrondies des aquasphères de pêche sagement alignées le long d'une jetée apparaissaient entre deux lambeaux ajourés de brume persistante. La ville, peuplée de quelques milliers d'âmes, n'était pas très étendue. La population autochtone vivait presque exclusivement de la pêche et de l'exploitation des ressources de l'océan des Fées d'Albar. Kwen Daël confia à Tixu que les Selpidiens, des gens paisibles mais jaloux de leur indépendance, étaient gouvernés par un conseil de recteurs renouvelé tous les trois ans. Ils s'honoraient de leur cohabitation pacifique avec l'Ordre absourate dont la présence offrait l'incontestable avantage de réduire à néant les risques d'invasion de leur monde, totalement dépourvu de défense. Les chevaliers de l'Ordre ne s'immisçaient jamais dans les affaires locales. Ils se cantonnaient, à de rares exceptions près, à l'intérieur du mur d'enceinte du monastère. Les seuls qu'on voyait déambuler dans les rues de Houhatte étaient les coursiers de l'économat, de jeunes aspirants aux bouilles enfantines qui venaient passer d'importantes commandes de poissons ou de crustacés chez les mareyeurs.

Au-delà des faubourgs, au-delà des ultimes façades blanches percées de petites fenêtres rondes ou ovales, ornées de balcons de fer forgé noir, resserrées frileusement de chaque côté des étroites ruelles qui serpentaient à flanc de colline, s'étendaient quelques hectares de forêt verte, constituée des seuls arbres dignes de ce nom qui daignaient pousser sur le sol rocailleux du continent d'Albar. Kwen Daël désigna d'un geste large du bras le moutonnement vert habillant la colline au-dessus de la ville.

« La forêt des Magiciens ! précisa-t-il. C'est là que se déroulera tout à l'heure la représentation sacrée de la légende. »

Le vent rasant soulevait des vagues lourdes et blêmes qui se précipitaient sur la coque de l'aquasphère. Les secousses étaient maintenant trop prononcées pour que le plancher mobile eût le temps de corriger ses variations d'inclinaison. Tixu éprouvait quelque difficulté à conserver son équilibre. Il s'agrippait fermement aux « poignées antitubantes » dont le pêcheur, rigolard, avait déclenché la descente automatique du plafond voûté de la bulle océane. Entre deux embardées, l'Orangien distingua des signes ostentatoires de fête dans l'agglomération : fleurs séchées sur les frontons des portes, guirlandes d'étoiles de mer aux couleurs vives tendues au-dessus des rues, feux verts et jaunes disséminés sur les places. Bras dessus, bras dessous, les Selpidiens chantaient à tue-tête de vieilles comptines aux accents déchirants de nostalgie. Les hommes étaient vêtus comme Kwen Daël, longues vestes et chemises bariolées à large col, pantalons bouffants et bordés de galon brillant, chaussures pointues et recourbées en peau de querwallïen, cheveux blancs, quelquefois bleus, ramenés en toupet sur le sommet du crâne. Les femmes s'étaient parées de larges jupes évasées et de chemisiers dentelés blancs ou noirs sertis de minuscules coquillages nacrés. Des chaînes argentées et munies de petits grelots qui tintaient au moindre de leurs mouvements enserraient leurs fines chevilles. Leurs chevelures dénouées et agrémentées de minces nattes enrubannées flottaient joyeusement sur leurs épaules. Leurs rires de gorge retentissaient comme autant de fleurs sonores, aussitôt absorbées par la rumeur confuse, cris, chants, tintements, sifflements du vent et grondement de l'océan.

Les premières gouttes de pluie tombèrent au moment où Kwen Daël ancrait enfin son embarcation au bord de la jetée, à l'abri des éléments déchaînés.

« Venez ! cria-t-il à Tixu. Il pleut ! Les fées sont avec nous ! »

La pluie ne ternissait pas l'allégresse des Selpidiens, elle la décuplait. Surexcités, ils couraient en tous sens, s'embrassaient, se congratulaient, se bousculaient. A peine Kwen Daël et Tixu eurent-ils posé le pied sur la jetée qu'ils se retrouvèrent entraînés dans un tourbillon frénétique de chaînes humaines et de danses improvisées.

« Les larmes des fées ! Les pleurs des fées ! Ce sera une bonne année ! Les fées sont avec nous ! »

Et la pluie, comme si elle participait à la fête, de redoubler de violence, de crépiter rageusement sur les pavés luisants, d'accompagner de son martèlement sourd et rythmé ces manifestations de liesse populaire. Tixu fut étreint, tiré à hue et à dia, placé au centre des cercles tournoyants et sans cesse éclatés. Les danseurs, hommes et femmes mêlés, risquaient à tout moment d'être précipités dans les flots bouillonnants quelques mètres plus bas. L'océan salivait comme une énorme bête qui guette l'hypothétique chute d'une proie. La pluie plaquait les chemisiers des femmes sur leurs seins dont les aréoles brunes crevaient les étoffes ajourées. Le vent saisi par la débauche faisait voler leurs jupes et dénudait leurs jambes jusqu'aux hanches. Elles ne portaient rien en dessous.

« C'est jour de fête ! souffla Kwen Daël à Tixu. Aujourd'hui, toutes les femmes sont des fées et tous les hommes des magiciens. Aujourd'hui, il n'y a ni époux ni épouses... »

Puis il hurla à la cantonade :

« C'est lui dont je vous ai parlé ce matin ! C'est Bilo ! Celui qui a échappé à l'amertume des pleurs!... »

Et les femmes se rapprochaient de l'Orangien, le frôlaient, le caressaient. Les gouttes scintillaient comme des perles folles sur leurs lèvres rieuses, sur leur front, sur les flammes étourdissantes de leur chevelure. Des gourdes d'une boisson aigre-douce circulaient de main en main, de bouche en bouche. Le liquide ambré, bu à lampées goulues, dégoulinait sur les mentons à grand renfort d'éclats de rire. Les vieux aux visages flétris tapaient du pied pour rythmer les danses et souriaient aux plaisanteries grivoises lancées par les hommes. Les enfants se répandaient comme des oiseaux ivres dans les rues et sur les places de la cité. Ils portaient des flambeaux dont les hautes flammes blanches abandonnaient d'éphémères traînées d'étincelles dans leur sillage.

Tixu se retrouva malgré lui sur une esplanade carrée en train d'esquisser de maladroits pas de danse sous les quolibets des femmes qui tentaient de l'initier aux premiers rudiments du mazakawen, la danse des magiciens faisant leur cour aux féelles. Son visage ruisselait, ses cheveux détrempés se collaient à son front et à ses tempes, des rigoles froides s'insinuaient sous la combinaison de pêche que lui avait fournie Kwen Daël.

Le breuvage aigre-doux qu'il était pratiquement contraint d'ingurgiter commençait à lui monter à la tête. Il crut l'espace d'un instant que tout cela n'avait été qu'un long rêve, qu'il était de retour dans la taverne des Trois-Frères sur Deux-Saisons, que c'étaient les vieilles prostituées qui venaient le solliciter. La bouche agile d'une femme captura la sienne à la volée, il sentit la pression de ses dents sur sa lèvre inférieure, des mains humides s'engouffrèrent dans l'échancrure de sa tunique, rampèrent sur son torse, sur son bas-ventre. Des doigts fiévreux emprisonnèrent son sexe qui se mit à durcir. Des rires hystériques retentirent alentour. La femme remonta sa jupe et s'entortilla lascivement autour de lui. Elle haletait, de petits gémissements fleurissaient dans les sillons de son souffle chaud et court. Tixu crut qu'ils étaient l'objet de tous les regards, mais il se rendit compte que les autres ne se préoccupaient pas d'eux, que des couples se formaient un peu partout sur la place, se ruaient sous les porches ou faisaient l'amour sur place, adossés aux murs, allongés sur les pavés, assis sur les bancs... Les enfants avaient l'air de trouver cela tout à fait naturel : ils ne prêtaient aucune attention aux jeux des adultes et couraient en poussant des cris aigus dans les rafales de vent. De sa main libre, sans lâcher le sexe de Tixu, la femme dégrafa fébrilement son corsage et sa jupe, tira sur la fermeture à glissière de la combinaison rouge et commença de dégager les épaules de l'Orangien. Elle était indifférente aux épaisses gouttes qui cinglaient brutalement sa peau nue. Tixu respira l'odeur de ses aisselles, puis son odeur intime, musquée, exaltée par la pluie. Une flambée de désir brutal, sauvage, l'embrasa. Il empoigna la femme par la nuque et plaqua ses lèvres contre les siennes avec une telle violence que leurs dents s'entrechoquèrent. Ses seins s'écrasèrent sur son torse, ses doigts continuèrent de presser sa verge, tendue à rompre. La combinaison de Tixu glissa sur son dos, sur ses cuisses, jusqu'en haut de ses bottes. Les caresses du vent et de la pluie s'insinuèrent entre ses fesses, entre ses cuisses, fouettant son désir. La femme s'allongea sur les pavés, écarta les jambes et souleva son bassin pour l'inviter à plonger en elle. Il s'agenouilla, contempla cette blessure satinée, enfouie sous le buisson noir, et, sans qu'il sût pourquoi, des larmes jaillirent de ses yeux et se mêlèrent aux gouttes de pluie. Puis il s'allongea sur elle et, avec une rage infinie, désespérée, fendit la chair tiède et palpitante de ce ventre offert.

Plus loin, l'océan des Fées d'Albar libérait son courroux. Les vagues se ruaient à l'assaut de la jetée qu'elles tentaient de submerger de leurs langues d'écume. Les nuages noirs tiraient un rideau prématuré de ténèbres sur la fenêtre du jour.

La sonorité perçante d'une conque retentit au-dessus de Houhatte. Kwen Daël se rapprocha de Tixu qui achevait de se rhabiller, l'air songeur. La femme était partie : elle l'avait embrassé fougueusement et avait disparu, nue, ses vêtements à la main, dans une ruelle contiguë à la place.

« Je vois que le magicien a trouvé sa féelle ! dit Kwen Daël. C'est l'heure de la représentation sacrée de la légende. Il nous faut à présent aller dans la forêt. Nous continuerons la fête après. »

Les Selpidiens affluèrent alors de toutes les rues de Houhatte et se dirigèrent, en un long cortège coloré et silencieux, vers la forêt. Les visages, y compris ceux des plus jeunes enfants, étaient maintenant pénétrés de gravité. Par une succession de ruelles pentues, la procession atteignit bientôt l'orée de la forêt et s'engagea dans le sentier étranglé qui s'enfonçait sous les premiers arbres. Tixu était trempé de la tête aux pieds lorsqu'il entra à son tour dans le sous-bois, où les gouttes d'eau ne tombaient qu'avec parcimonie. Ses lèvres, profondément mordues par sa sauvageonne de partenaire quelques minutes plus tôt, et son dos zébré de griffures lui élançaient. Il s'efforçait de ne pas penser à Aphykit qu'il avait le sentiment d'avoir trahie. Emporté par le fleuve humain, il marcha un bon kilomètre entre les fougères spongieuses et figées. La forêt était essentiellement composée de grands chênepins aux branches torturées et aux troncs noueux et massifs. De temps à autre il jetait un regard interrogatif à Kwen Daël qui cheminait à ses côtés, mais ce dernier se contentait de répondre d'un sourire, d'une grimace ou encore d'un haussement d'épaules.

Le sentier donnait sur une clairière spacieuse et circulaire, battue par le vent et la pluie, autour de laquelle les Selpidiens prenaient progressivement place en rangs serrés et ordonnés sans se soucier des trombes d'eau qui s'abattaient sur eux. Au centre de l'aire nue se dressait une haute estrade de bois dont un rideau de tissu jaune soustrayait la scène aux regards. Deux vieillards debout sur le bord de l'estrade surveillaient avec attention la foule qui se répandait en cercles réguliers et décroissants sur les bords de la clairière. Leurs barbes blanches contrastaient avec le noir profond de leurs longues tuniques.

Lorsque tous les Selpidiens furent rassemblés, l'un des vieillards souffla à deux reprises dans la conque qu'il avait extirpée de sa ceinture de tissu. Tixu observa les visages autour de lui : les yeux, emplis d'une ferveur venue du fond des âges, brillaient étrangement. Kwen Daël lui-même était sous l'emprise d'un envoûtement millénaire.

Les deux vieillards empoignèrent chacun un pan du rideau et l'ouvrirent en se rangeant sur les côtés de l'estrade. La scène abritait les reliques du royaume magique, le Selp Dik des temps anciens : une fontaine crachait un mince filet d'eau de longévité entre deux roches cristallines translucides où étaient suspendues des grappes de minuscules boules blanches. Kwen Daël apprit par la suite à Tixu que ce cristal de roche était bel et bien vivant et qu'il produisait des fruits aux extraordinaires vertus nutritives et aphrodisiaques. Les majiken — les officiants de magie — entretenaient avec soin le cristal pour que, lors des représentations annuelles de la légende, il établît le lien entre le passé et le futur, entre la ruine et la renaissance du royaume magique.

De part et d'autre de la fontaine sont assises deux jeunes femmes jouant les rôles de Flammèche et d'Etincelle, les deux filles de la fée Iradielle et du mage Gudevure, celles par qui le malheur est arrivé. Elles sont voilées de soieries légères qui ne dissimulent rien de leur corps, d'autant moins que la pluie les rend transparentes. Non loin, une chevrette à robe rose est attachée à un pieu fiché dans le bois de la scène. Allongée, elle broute paisiblement l'herbe entassée devant son mufle noir et brillant.

Apparaissent soudain les magiciens, dix jeunes gens fougueux et ardents, vêtus de pantalons noirs et bouffants, torses nus peinturlurés de cryptogrammes de l'ancienne langue selpidienne. Ils exécutent le mazakawen, la danse de séduction, mais Flammèche et Etincelle se détournent d'eux avec un dédain qui provoque leur désespoir et entraîne leur retrait précipité de la scène. Surgissent alors les agrès jaloux, dix autres danseurs aux visages dissimulés sous des masques grimaçants et aux corps entièrement nus et peints de noir. Ils se tiennent à distance respectueuse des deux féelles : la puissante magie de Gudevure leur interdit de franchir la frontière du pays d'Albar...

Tixu constata que les Selpidiens étaient littéralement ensorcelés par le spectacle donné sur l'estrade de la clairière sous une pluie maintenant diluvienne. Ils n'ignoraient rien du déroulement de la représentation sacrée mais ils en vivaient chaque détail avec la fraîcheur d'une âme d'enfant.

Mon, l'agre malin, se détache du groupe de ses complices et se lance dans la danse des rêves autour du corps d'Etincelle endormie, allongée au pied de la fontaine. Il attire son attention sur la chevrette rose, symbolisant l'innocence et le soutien des anges et des déités. Une fois son sinistre forfait accompli, Mon l'agre se retire sur la pointe des pieds en compagnie des siens. Le groupe des magiciens occupe de nouveau la scène. La féelle Etincelle se réveille et leur ordonne de lui offrir le cœur du petit animal. Ils sortent de longs couteaux de leur pantalon bouffant et se précipitent sur la chevrette qui, envahie d'un brusque et sombre pressentiment, a tout juste le temps de pousser un lugubre bêlement. La lame affûtée d'un couteau lui entaille la gorge jusqu'à ce que sa tête se détache de son corps et roule en cahotant sur le bord de l'estrade. Son sang jaillit à gros bouillons et arrose bras et torses des danseurs. Un couteau s'enfonce dans le flanc de l'animal pour en extraire le cœur. Pendant ce temps, les agrès miment joyeusement le départ des anges et des déités et fêtent la ruine du royaume magique. Les magiciens jettent le cœur sanguinolent aux pieds de la féelle Etincelle qui, effrayée, se recule d'un pas...

Alors la fontaine s'arrêta subitement de couler, le cristal de roche se ternit d'une opacité laiteuse, les grappes de fruits se détachèrent de leur support et roulèrent sur les planches de la scène. (Ces phénomènes physiques inexpliqués se produisaient, d'après Kwen Daël, à chaque représentation sacrée. Cependant, nul n'a jamais été en mesure de dissocier la part de vérité de la légende dans les récits des pêcheurs selpidiens, particulièrement ceux de la lignée des Daël.)

Les agrès poussent des hurlements de triomphe et envahissent le pays magique. Ils vocifèrent et tournoient autour des deux féelles effondrées et des magiciens couverts du sang innocent, atterrés...

C'est alors que Tixu fut témoin d'un événement peu banal : toutes les femmes de l'assistance sans exception, jeunes et vieilles, se mirent à pleurer à chaudes larmes. C'étaient de véritables fontaines de pleurs qui s'écoulaient de leurs yeux et qui venaient grossir les rigoles de pluie. Un concert de lamentations désolées s'éleva au-dessus des têtes catastrophées. Les mains implorantes des hommes se dressèrent vers le ciel, elles suppliaient les dieux de leur accorder le pardon, elles appelaient leur clémence. Et les femmes sanglotaient en silence, tête baissée, chevelure tirée sur le visage, poitrine secouée de lourds sanglots.

Au bout de vingt minutes de cette affliction et de ces gémissements, qui ne s'arrêtaient pas au rite vide de sens mais étaient l'expression sincère, profonde, de l'âme du peuple selpidien, la fontaine se remit à couler aussi soudainement qu'elle s'était arrêtée quelques instants plus tôt. Le cristal de roche s'éclaircit à vue d'œil et recouvra peu à peu sa limpidité initiale. Et les pleurs des femmes de se changer en clameurs de joie. Et la douleur de la foule de se muer en ravissement. Et les agrès épouvantés de s'enfuir honteusement, les féelles de se relever et de sourire, les magiciens d'entamer la danse du bonheur reconquis.

« Cette fois encore, les larmes des fées nous ont sauvés ! chuchota Kwen Daël à l'oreille de Tixu. La vie continue car nos fautes ont été lavées. L'eau de longévité ne s'est pas tarie et le cristal donnera encore des fruits... »

Le tumulte enthousiaste dominait les sifflements du vent dans les frondaisons des chênepins, la mitraille de la pluie sur les feuilles. Les traits extasiés des Selpidiens exprimaient un indicible soulagement. La crainte superstitieuse, profondément ancrée dans leur inconscient, d'être définitivement abandonnés par les anges et les déités s'était effacée.

« Nous allons faire la fête toute la nuit ! cria le pêcheur. Il ne nous reste plus qu'à écouter le discours traditionnel du conseil des recteurs ! »

On attendit donc avec une impatience grandissante que les recteurs du conseil veuillent bien se montrer et donner le signal des réjouissances, lesquelles avaient été largement entamées avant la représentation. Les yeux brillants des femmes et des hommes se cherchaient, se défiaient, se lançaient de muettes promesses. Kwen Daël, le célibataire endurci, n'était pas le dernier à butiner du regard les bouches, les cous, les poitrines, les jambes des femmes, ces fleurs grisantes dans le pistil desquelles il se promettait de plonger avec ivresse, jusqu'à l'épuisement total, jusqu'à ce qu'il s'endorme. rassasié, abruti de fatigue, sur le trottoir d'une rue ou sur le banc de pierre d'une place.

Les recteurs du conseil, au nombre magique de dix, firent leur apparition sur l'estrade. Un murmure de surprise parcourut l'assemblée : les recteurs n'étaient pas seuls. Des hommes masqués de blanc, vêtus d'uniformes gris au plastron frappé de triangles entrecroisés et argentés, les escortaient. Quelques pas en arrière suivaient trois silhouettes dont les visages étaient entièrement dissimulés par de larges capuchons qui retombaient mollement sur leurs épaules. L'une des acabas était bleue, l'autre pourpre et la troisième noire. Le pouls de Tixu s'accéléra et son sang se glaça.

« Vous savez qui sont ces gens. » demanda Kwen Daël qui avait remarqué le saisissement de l'Orangien.

Les mercenaires de Pritiv poussèrent sans ménagement les danseurs de mazakawen, les agrès, les féelles et les deux majiken, les officiants de magie, vers les coulisses. Le porte-parole du conseil, un ancien tout ridé et chenu à la chevelure de neige si longue et abondante qu'il avait fallu la comprimer en une succession de toupets sur le sommet de son crâne, s'avança sur le devant de la scène et déclara d'une voix ferme mais empreinte de tristesse :

« Compagnons du Selp Dik, en ce jour de la commémoration de la fête des pleurs des fées d'Albar, je suis chargé de vous dire ceci : les armées du nouvel empire, dont voici la première délégation (il désignait sans les regarder les hommes en gris et les silhouettes bleu, pourpre et noir immobiles derrière lui), vont être matérialisées cette nuit dans les murs de notre cité de Houhatte pour livrer bataille, demain matin, à la chevalerie absourate. En conséquence, nous décrétons le couvre-feu. Les réjouissances sont donc annulées. Vous êtes tenus de rentrer dans vos foyers respectifs et de ne pas en sortir avant la journée de demain, à l'heure du magisant. Toute personne surprise dans les rues à la tombée de la nuit sera immédiatement exécutée. Nous, recteurs du conseil selpidien, attendrons l'issue de la bataille pour vous consulter et décider de la politique à suivre. Et maintenant, veuillez rentrer chez vous sans protester ni vous attarder. Compagnons du Selp Dik, que les fées vous soient propices ! »

Une rumeur de déception, ponctuée de protestations véhémentes, se répandit comme une traînée de poudre au-dessus de l'assistance dégrisée. L'antra avait refait surface dans l'esprit de Tixu. Il érigeait son bouclier de silence contre les investigations mentales des Scaythes qui s'étaient attelés sans attendre à leur sournoise besogne.

« Les recteurs vous prient de quitter la forêt sans créer de difficultés ! vitupéra le porte-parole du conseil dont les yeux lançaient des éclairs. Il sera temps de négocier après ! »

La foule se pétrifia tout à coup. Un silence mortuaire tomba sur la clairière. L'eau de la fontaine avait de nouveau cessé de couler et le cristal se ternissait d'un voile opaque, exactement comme cela s'était passé au cours de la représentation.

« Cette fois, les déités et les anges nous lâchent définitivement », souffla Kwen Daël, livide.

Une heure plus tard, dans l'aquasphère qui les ramenait à la maison de Kwen Daël, Tixu contemplait les flots assagis.

« J'aurais besoin de votre bulle océane demain très tôt, dit-il au pêcheur, avant l'heure du magisant. Pouvez-vous me la prêter ? »

Le Selpidien leva des yeux étonnés sur son passager. « Avant le magisant ? Vous étiez dans la clairière pourtant ! Vous avez entendu aussi bien que moi les paroles du recteur !

— Je ne vous demande pas de risquer votre vie mais seulement de me prêter votre aquasphère, argumenta l'Orangien. Je ne puis vous en dire plus, car ces trois personnages que vous avez vus tout à l'heure sont des Scaythes d'Hyponéros et possèdent de redoutables pouvoirs de divination... »

Kwen Daël demeura un instant silencieux, yeux mauves et fendus rivés sur l'océan, puis murmura :

« Vous, vous n'êtes vraiment pas quelqu'un d'ordinaire ! Je vous accompagnerai. L'océan des Fées d'Albar est traître pour celui qui ne le connaît pas. Peu importe ce que vous avez l'intention de faire ! Il me suffit de savoir qu'un monagre vous a sauvé la vie. »

Ce fut la seule fois de la soirée et de la nuit où le pêcheur se départit de son mutisme.

CHAPITRE XIX

Et maintenant, vous êtes face à l'ennemi. Il se déploie, menaçant, devant vous, il vous provoque. Avant de le combattre, ne serait-il pas temps de vous demander comment vous avez pu en arriver là ?...

Cet affrontement qui vous paraît inéluctable, nécessaire, ne pensez-vous pas qu'il est le fruit pourri de votre propre faiblesse, de votre propre renoncement ?...

Et pourtant, vous rejetez la responsabilité de la guerre sur l'autre, sur l'ennemi, vous l'accusez de tous vos malheurs, vous lui faites don de votre pouvoir...

Regardez bien l'ennemi : il est le miroir fidèle, cruellement fidèle, de votre âme en perdition, de la perte de votre silence, de l'oubli de votre source...

Voyez l'ennemi comme le signe. Le signe qu'il est urgent de retrouver au plus vite le sentier qui mène au temple intérieur, au lac du Xui. Le signe que le temps est venu d'ouvrir tout grand votre cœur à l'amour...

 

Extrait d'une antique vidéholo ayant miraculeusement échappé à l'incendie qui ravagea les fondements du monastère de l'Ordre absourate pendant la grande bataille de Houhatte. Malgré la mauvaise qualité de l'image et du son, les experts ont formellement identifié le visage et la voix du conférencier : il s'agit du mahdi Franko D. H. Brenton, l'un des disciples proches du mahdi Bertelin Naflin.

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